Cécile Chabaud : apprivoiser la mémoire 

Cécile Chabaud est prof de Français dans un collège. Elle a fait le choix d’aborder les œuvres classiques par des détails concrets, réels, soit par une démarche naturaliste inspirée des enquêtes de Zola, soit grâce à l'incarnation directe des personnages par ses élèves. Quand sa passion pour les questions mémorielles rejoint le programme, elle se lance dans des projets ambitieux où les collégiens sont partie prenante de leur construction.

Qui es-tu, et comment es-tu devenue prof ?

J’ai toujours eu une grande passion pour les Lettres, et après une classe préparatoire et quelques années de Sorbonne, je suis devenue prof de Lettres. Ça va faire vingt ans maintenant. J’ai commencé ma carrière en Seine-Saint-Denis, au Blanc-Mesnil, dans un établissement classé ZEP. J’ai ensuite muté dans un collège du XVème arrondissement de Paris, où je suis toujours.

Tu as donc toujours travaillé en collège ?

Oui, si on excepte mon année de stage, où on est obligés de faire un stage en lycée. Mais je préfère le collège, j’adore cette tranche d’âge. À partir du moment où les élèves arrivent en 6ème-5ème, ils commencent à être dans un mal-être qui me touche beaucoup. Le challenge est d’essayer de les intéresser, et de leur faire passer au mieux ce mauvais moment. L’adolescence est douloureuse pour eux. On voit bien que le Français, ce n’est pas leur première préoccupation… Quand je revois les élèves plus tard, ils ont complètement changé, ils se sont apaisés. Mais au collège je me sens utile. J’ai fait beaucoup de belles rencontres, et j’espère à chaque fois être une rencontre pour les élèves que je côtoie.

Dans ton enseignement, tu cherches à relier les œuvres du programme à des choses concrètes. Pourquoi cette quête du réel ?

Beaucoup d’élèves n’ont pas d’imagination. Pour plein de raisons : parce qu’ils ne lisent pas, sont toujours sur des écrans, et sont dans une société où on leur sert directement les informations. C’est très difficile d’arriver à lire, c’est un exercice qui se perd. On sait souvent déchiffrer, mais on sait rarement lire. Pour la majorité des élèves la lecture doit faire sens. Et pour que ça fasse sens, il faut du concret.

Ma matière a l’avantage de pouvoir faire facilement des digressions vers la musique, le cinéma, la peinture… et le réel. Je crois que pour beaucoup d’élèves, si on ne relie pas au réel, ça n’a pas de sens. D’ailleurs, si je leur demande si une œuvre classique est plus touchante lorsqu’elle a été vécue, la réponse est unanimement oui.

«  Pour beaucoup d’élèves, si on ne relie pas au réel, ça n’a pas de sens. »

Sur quels supports t’appuies-tu pour cela ?

Vraiment tout ! Beaucoup l’image : les tableaux, le cinéma… mais aussi, quand je fais étudier Zola et qu’il évoque des lieux, on revient sur la toponymie, la géographie… Par exemple quand ils lisent L’Assommoir, c’est très important de montrer que Zola a d’abord fait un travail de journaliste : il est allé se renseigner sur la réalité du décor. Et quand les élèves arrivent à voir des ressemblances entre le texte et la réalité topographique, ils adorent ! Comparer le roman avec les cartes d’époque, ou même aller retrouver la petite bosse de la rue de Gervaise que Zola avait repérée et décrite dans le livre, ça les fait sourire.

C’est une ruse que tu as développée avec l’expérience ?

Oui, le métier de prof c’est vraiment ça, un apprivoisonnement par le savoir… À mon époque, dans les IUFM (instituts universitaires de formation des maîtres), on nous apprenait comment nous comporter devant une classe, mais de façon trop théorique. Ça ne servait absolument à rien ! Mon expérience est venue au fil des années. J’ai eu la chance de pouvoir m’occuper de jeunes en difficulté avant de commencer le professorat, et ça m’a beaucoup aidée. Je savais déjà ce qu’il fallait faire ou non face à un groupe de jeunes en difficulté. Éviter le frontal par exemple, c’est quelque chose qu’on ne nous dit pas. Les jeunes profs se prennent parfois des grosses claques, parce qu’ils ne sont pas préparés. Et il y a des gens qui ne surmontent pas ça, souvent parce qu’ils ne sont pas faits pour ça…

J’ai rencontré dans ma carrière des gens qui avaient un savoir encyclopédique indéniable, qui étaient agrégés, brillants, mais qui ne pouvaient pas enseigner, parce que pour eux vulgariser c’est un blasphème. Être face à une classe de collège c’est s’adapter à plein de problématiques différentes, plein d’esprits et de sensibilités différents. Et en filigrane, des situations sociales différentes, aussi. Partant de là, il y a plein de manières d’enseigner, et c’est ce que je trouve passionnant.

projet Poilus Lors de la restitution du projet de théâtre sur les mémoires de Poilus, à la Mairie du XVème © Roman Flonneau

La question de la mémoire se retrouve dans de nombreux projets que tu as menés. Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

Je me suis aperçue que la question du respect du passé est une thématique qui englobe à la fois mes propres passions et le programme des élèves. Et quand on enseigne ses passions, on est meilleur. Par exemple quand je fais la semaine de la presse avec mes 4ème, je m’entends, et je me trouve d’un ennui… je le fais parce qu’il faut le faire, mais je n’aime pas ça.

En revanche, pour tout ce qui concerne le mémoriel, je peux les emporter. Et il se trouve que le programme des élèves coïncide souvent. En 3ème particulièrement, parce qu’on travaille sur la guerre de 14-18, sur la Shoah, la Résistance… Les 4èmes travaillent sur le XIXème siècle, qui est l’un de mes siècles de prédilection.

Ça va paraître une évidence, mais la mémoire constitue les fondations d’une maison. Tous les gamins qui dysfonctionnent sont des déracinés, des gamins qui n’ont pas d’histoire familiale ou d’histoire commune. Et le but de mes projets est de leur faire comprendre qu’ils s’inscrivent dans une histoire.

Ont-ils les ressources nécessaires, en début de projet, pour comprendre ?

Non, ils découvrent. Beaucoup trop le découvrent, et c’est terrible, pour la Shoah notamment. Dans les manuels de Français, on étudie de plus en plus les poèmes de la Résistance pour aborder la période 39-45. Moi, je ferme la porte de ma classe, et je continue à parler énormément de la Shoah, parce que je trouve ça très important. Chaque année, j’ai des élèves qui ne savent pas ce qu’est la Shoah, ou alors qui vont plus loin, font preuve d’un antisémitisme assumé, en disant « c’est bien fait pour eux [les Juifs]». Il faut aller contre les préjugés, toute cette méconnaissance, cette cruauté parfois. C’est un travail - comme tout le reste de mon travail - d’apprivoisement.

«  Toute la problématique de mon métier réside dans l’apprivoisement : je sais que vous n’aimez pas le Français ou que vous êtes en lutte contre ce que je vais vous apprendre, certains d’entre vous vont être en échec, certains ont même d’autres problèmes, mais l’idée c’est de passer un bon moment. Vous allez forcément apprendre des choses, et vous aurez gagné. »

Comment arrives-tu à concilier les impératifs du programme et ton projet, tout en impliquant chaque élève ?

C’est compliqué, parce qu’il ne faut pas oublier de faire de la grammaire, de la conjugaison ou de l’orthographe… On peut se dire « elle fait son projet, fait mumuse avec les gamins ». Mais l’idée c’est de tout faire. Un projet doit être transversal et multiple mais le français dans sa globalité doit être le moyen d’y arriver. Ça demande énormément de travail, parce qu’au sein d’une même classe, on ne peut pas donner la même chose à quelqu’un qui se destine à Henri IV et quelqu’un qui est non francophone. Pour autant il ne faut pas niveler par le bas ! Il faut faire du sur-mesure. Je fonctionne au coup de foudre : j’observe la classe, et je me demande ce qu’il est possible de mettre en place avec eux.

Dans un projet théâtre que j’ai monté sur les Poilus, ceux qui n’étaient pas du tout estampillés bons élèves, avaient pour autant un potentiel théâtral impressionnant, et ont eu de grands rôles, étaient félicités. Pour une fois, ils n’étaient pas mis en échec. J’ai eu des mots de remerciements très touchants, parce des enfants, peut-être pour la première fois, se sont sentis valorisés.

Réalisation d'un film sur les camps de concentration : En 2016-2017, Cécile monte avec sa classe de 3ème un projet de film sur les camps de concentration. Elle travaille à partir d’images d’archives, et fait intervenir dans sa classe des témoins : Victor Perahia, déporté à 9 ans, rescapé de Bergen-Belsen ; Malka Braun, fille de Sam Braun, dont ils avaient lu le livre ; Robert Franck venu leur raconter son expérience d’enfant caché. Le film, entièrement réalisé par les élèves, est projeté à la Mairie du XVème arrondissement, et a été primé au Concours national de la résistance et de la déportation.

Quelle place laisses-tu aux élèves dans l’évolution du projet, une fois lancé ?

Pour le projet du film sur les camps de concentration, j’ai dit : chacun va faire ce qu’il sait faire. Certains se sont attelés à la rédaction du scénario, il y a eu ceux qui s’occupaient de l’informatique - et là je dois dire que je n’ai absolument rien fait, ceux qui se sont attelés aux illustrations, à la musique… Et moi j’étais le chef d’orchestre de toute cette petite fourmilière.

Et il y a aussi tous les liens au programme : lecture de textes sur la Shoah, rédaction du scénario… Mais il y a eu aussi toutes les choses qu’ils ont apportées et auxquelles je n’avais pas pensé. Je leur ai dit naturellement « ah super ton idée, je n’y avais pas pensé, on rajoute ». Il faut que chacun se sente acteur du projet commun.

Et ils ne s’y sont pas trompés ! Trois élèves se sont occupés du montage. Un jour, ils sont venus me voir, ils avaient travaillé toute la nuit. Quand j’ai vu le début du film, j’ai commencé à pleurer, j’ai trouvé ça formidable, je n’aurais jamais su faire un truc pareil ! Ce qui m’a touchée, c’est leur implication, alors que je n’avais rien demandé. Là, je me suis dit ça y est : ils n’ont pas besoin de moi pour faire quelque chose. Ils avaient gagné l’autonomie, la motivation…

Ils ont bien vu que ce montage ce n’était pas moi, que c’était leur réalisation, qu’ils avaient apporté quelque chose qui leur était propre. J’ai attrapé ma clef, et je leur ai dit « il faut montrer ça aux autres profs ! ». Ça les a rendus fiers !

Pour monter ce genre de projet, il faut réunir une équipe assez importante ? Des collègues, l’administration, les partenaires…

Il m’est arrivé de travailler seule. Pas parce que je ne suis amie avec personne, mais j’aime bien tout régenter. Mais quand je vois que je ne vais pas pouvoir m’en sortir, je m’entoure de personnes que j’aime. Je n’aurais pas le professionnalisme d’aller voir quelqu’un avec qui je ne m’entends pas pour lui demander de s’associer à mon projet. Je ne m’entoure que des personnes que j’apprécie.

Les Principaux me font confiance, ils savent que je mène au bout mes projets. En général ils m’accordent un petit crédit de moins de cent euros si je le demande. Mais les grosses subventions, je ne les ai jamais puisque que je ne les demande jamais en temps et en heure.

Les réseaux se font au fil des ans et des rencontres. À la Mairie du XVème, j’avais commencé par monter une exposition sur Paris dans la Littérature du XIXème. Et de fil en aiguille j’ai connu des gens là-bas. Aujourd’hui je sais que si je les appelle, la Mairie se met en partenariat avec moi sans problème. Et c’est parfait, c’est un très bel endroit un peu cérémonieux.

projet Poilus © Roman Flonneau

Tes projets aboutissent d’ailleurs à une restitution assez cérémonieuse, devant un public large : témoins, journalistes… Pourquoi ?

Pour moi c’est indispensable. Je ne fais pas de projet qui n’ait pas d’aboutissement visible, et une vraie visibilité. Si je veux que les élèves s’investissent, il faut une carotte au bout, mais quelque chose qui ait une valeur à leurs yeux. Je fais preuve un peu de démagogie là-dessus, j’y vais à la séduction. Mais c’est obligatoire.

En amont, ça demande un vrai travail d’attaché de presse… Quand on a fait le film, j’avais appelé Jean-Jacques Goldman pour faire une interview à distance sur sa chanson Comme toi. Il nous avait expliqué comment lui était venue l’idée de cette chanson. Et quand on lui a envoyé le film, il nous a répondu avec une lettre manuscrite de remerciement. Les élèves étaient super contents.

Le lecteur qui n’a jamais monté de projet se demandera sûrement comment on contacte Jean-Jacques Goldman (ou autre) quand on est prof ?

Je vais te dire, c’est par Facebook ! J’ai une copine maquilleuse, elle m’a donné le nom de son agent, et je l’ai contacté par Facebook. Et ça a marché !

Mais je crois - si je devais donner un conseil - qu’il ne faut pas hésiter à y aller au culot. Et évidemment ne pas compter son temps… Il ne faut compter que sur soi, et sur les élèves. Il faut croire en son projet, et faire confiance aux élèves, qui sont exceptionnels. Et ne pas hésiter à frapper aux portes. Parce que quand il s’agit d’aider une classe, les gens sont toujours partants… non, pas toujours je dois avouer. Pas les organismes culturels… J’ai été très déçue par beaucoup de musées à qui j’ai envoyé des projets et demandé de l’aide et qui ne m’ont jamais répondu.

«  Je crois que le problème de certains musées et lieux de mémoire, c’est qu’ils ont oublié qu’ils sont faits pour le peuple, et pas que pour une petite élite. Beaucoup de structures culturelles françaises sont trop peu disposées à faire entrer l’École dans leurs murs. »

Tu te débrouilles donc généralement seule, avec tes collègues et avec les élèves…

On en n’a finalement que plus de mérite. On n’a pas de matériel, pas de temps, pas d’argent… Il faut donc être assez débrouillard pour monter des projets ! Ça demande beaucoup de polyvalence. Mais c’est tellement satisfaisant de réussir !

Le soir de la projection du film à la Mairie, j’ai appris aux élèves qu’ils avaient obtenu le Prix spécial du Jury du Concours national de la résistance et de la déportation. Ils n’ont pas eu la première place, le jury a sûrement vu que c’était un film fait de bric et de broc, mais avec tellement de sincérité !

Pour finir, quelles œuvres aimerais-tu recommander ?

C’est terrible, parce que quand on me demande quelle est mon œuvre préférée, j’ai toujours l’impression d’être ingrate vis à vis des autres… S’il y a une œuvre qui m’a marquée dans toute mon existence, c’est L’homme qui rit de Victor Hugo. Chaque phrase dans ce texte pourrait être une citation à mettre sur le frontispice ou la façade d’un monument historique. Mais je ne pas peux pas finir sans parler de Zola… ce serait trop injuste ! L’œuvre que j’aime travailler avec mes élèves et que je recommande aux collègues qui commencent parce qu’elle est très riche, c’est L’Assommoir. Parce que c’est à la fois une œuvre d’intellectuel, mais aussi une œuvre populaire, qui est vrai exercice de style. Je pars dans des digressions sur la misère, l’alcool, sur les effets de l’absinthe, le delirium tremens, la prostitution, la maltraitance des enfants… La séance d’introduction est celle sur l’hérédité, l’arbre généalogique des Rougon-Macquart et la transmission de la tare. Finalement, on en revient toujours à la question de la mémoire.