Clara Balayer : un baromètre du lien entre une institution et ses publics
D’où viens-tu Clara ?
Côté professionnel, j’ai orienté mon parcours au service des publics car j’ai compris très vite que ce qui m’animait c’était la transmission et le lien à l’autre. Au cours de mes expériences, j’ai exploré les différentes facettes du service des publics : accueil, médiation, programmation événementielle et culturelle puis développement et fidélisation des publics. Dernièrement à la Fondation d’entreprise Ricard, j’ai vraiment pris conscience de l’impact d’une politique de médiation généreuse et sincère pour développer les publics d’une institution.
Côté formation, j’ai un double cursus : universitaire d’abord avec une licences en lettres à la Sorbonne et un master de recherche en sémiologie à l’IFP que j’ai complété avec un master en management culturel à l’ESCP. C’est pendant ma deuxième année de master que je me suis vraiment dit que je voulais travailler dans la culture, en rédigeant un mémoire sur les applications des musées. Depuis, je n’ai cessé de m’intéresser à l’impact du numérique dans le secteur culturel et l’évolution induite de métiers, de logiques, de pratiques et de rapports aux publics.
L’intérêt du numérique me semble acquis dans le domaine muséal, bien plus que dans le spectacle vivant par exemple. Est-ce le cas ? As-tu rencontré des personnes réfractaires ?
Quand j’ai travaillé dans le domaine du patrimoine, il y avait une tendance à considérer que la rencontre physique avec l’œuvre ou la pierre était nécessaire. La rencontre virtuelle était souvent considérée comme inférieure. Moi, je considère que les supports numériques peuvent être un complément de la visite, voire l’augmenter dans certains cas. Par exemple, quand un casque de réalité virtuelle te permet de voir un décor d’époque, c’est génial ! Ça transforme ta visite en véritable expérience.
J’ai en réalité trouvé qu’il y avait beaucoup de freins à la digitalisation de la culture, même dans l’art contemporain. Par exemple, la numérisation des collections se fait d’une manière assez académique, en reproduisant la logique de monstration classique d’un musée. Ils sont finalement assez frileux, alors que ça pourrait être un terreau novateur ! C’est peut-être ce qui pêche aussi dans les arts vivants, l’idée que le numérique ne peut pas être une expérience aussi forte que la confrontation avec un acteur ou un danseur. Mais je pense qu’on peut tout à fait apporter avec ces outils quelque chose de différent…
« On n’a jamais autant parlé des musées que pendant le confinement. Parce qu’ils proposaient des kits de médiation, des visites virtuelles, des discours inédits d’artistes, de commissaires ou de médiateurs… Le défi d’aujourd’hui, c’est de convertir cette visibilité en présentiel dans les institutions ! »
Pourquoi t’es-tu orientée vers la médiation ?
Je me suis véritablement intéressée à la médiation lors de mon stage à la Fondation Cartier. J’assistais le pôle communication mais je passais beaucoup de temps à échanger avec les médiateurs. J’étais fascinée par leur rôle. Ils détenaient le savoir « scientifque » sur l’exposition mais aussi un savoir sensoriel, presque empathique grâce à leur lien avec les publics. Pour moi, c’est un métier complet parce qu’il allie à la fois beaucoup de recherche, de réflexion et à la fois des temps de rencontres, d’échanges avec les publics et les artistes.
Tu n’as pas fait d’école d’art pour cela… Est-ce courant parmi tes collègues médiateurs et médiatrices ?
Autour de moi, les médiatrices et médiateurs que je connais, ont un parcours en histoire de l’art ou alors ils ont orienté leurs recherches autour de questions liées à la culture. Moi je n’ai pas du tout ce background, et je me suis parfois sentie illégitime. Je n’avais pas étudié les œuvres classiques, je ne connaissais pas parfaitement les courants de l’histoire de l’art…
Mais avec le temps je me suis rendue compte que cette lacune pouvait se transformer en force. Quand je me documente sur une exposition, je ne pars avec aucune idée préconçue et je plonge dans son propos avec une grande curiosité. De la même façon, dans mon approche avec le public, je ne me positionne pas dans un discours vertical de sachant. Au contraire, j’adopte une position d’ouverture à l’autre, j’écoute son ressenti et je montre que je découvre en même temps que lui. Je pense que cela contribue à transmettre l’envie de comprendre.
Je me suis demandé plusieurs fois si je ne devais pas suivre des cours d’histoire de l’art, pour étoffer mes discours… Je pourrais monter en compétence, mais je risque aussi de perdre ma fraicheur. Et si je continue dans l’art contemporain, ce n’est pas nécessaire, parce que j’ai la chance d’interagir avec de la matière vivante: les artistes! Je me repose sur leurs discours pour constituer mes trames de médiation.
La rencontre avec l’artiste est-elle toujours possible ?
À la Fondation d’entreprise Ricard, je me suis appliquée à rencontrer artistes et commissaires à chaque nouvelle exposition. Pour moi, c’est nécessaire de rentrer dans la tête du fabricant et de celui qui a mis en scène l’exposition. Je leur demandais, à l’avance, un temps de discussion, pendant le montage de l’exposition.
J’ai eu la chance d’être soutenue par ma directrice pour ce genre d’initiatives, qui comprenait très bien l’importance de la médiation et qui pouvait convaincre un artiste réticent à se livrer de la nécessité de partager sa propre vision de l’œuvre pour aider les publics à interpréter plus facilement son travail. Ce que j’aimais faire aussi c’est de proposer à l’artiste de le rencontrer une deuxième fois après plusieurs semaines d’exposition. Beaucoup de questions émergaient au fur et à mesure, soit grâce au public, soit parce que je voulais valider et échanger avec l’artistes sur le parcours de médiation que j’avais construit, sur les connexions entre les œuvres. C’était aussi un moment privilégié pour l’artiste pour comprendre comment son travail était perçu car je lui donnais le retour des visiteurs.
Au-delà de la rencontre avec l’artiste, comment t’y prends-tu pour plonger dans une œuvre ?
Je commence par regarder le parcours de l’artiste : je lis tout ce que je peux trouver sur sa biographie, l’évolution de son œuvre, ses expositions, ses opinions, etc. Puis je contacte les institutions qui l’ont accueilli.e, pour obtenir des ressources pédagogiques, des livrets éducatifs, et comprendre l’angle de cette nouvelle exposition et comment elle se démarque par rapport aux anciennes… Souvent, les artistes me donnent des références : livres, mentors, inspirations, lieux qui leurs sont chers… Je vais alors essayer de me procurer ces films, ces livres, pour trouver un lien avec les œuvres présentées.
J’envisage la médiation comme quelque chose de double, d’abord une partie factuelle, présentation de l’œuvre, de l’artiste. Mais pour moi, une médiation réussie doit aussi questionner, et parfois prend partie. J’aime bien agrémenter mes visites de mon avis personnel, et inviter le public à en faire de même. D’ailleurs, j’adore reprendre leurs interprétations et leurs remarques dans d’autres visites que je donne par la suite. Je trouve que cela rend mon discours moins figé.
J’ai le sentiment que les expositions que j’ai le mieux expliquées, sont celles qui visuellement m’intéressaient le moins, mais qui donnaient matière à réflexion. Plus l’exposition est difficile, plus je mets du cœur à l’ouvrage pour la rendre accessible.
Les artistes sont-ils réceptifs à ta démarche ?
C’est arrivé que des artistes soient réticents. Ils n’ont pas envie que leur travail soit réduit à un discours, une seule interprétation. Parfois, les artistes ont une vision trop intime de leur œuvre. Il est arrivé qu’on me dise « je te le dis à toi, mais tu ne le répètes pas ». Or c’est souvent ce qu’ils veulent garder secret qui se révèle être le plus intéressant! D’ailleurs, j’adore ponctuer mes visites des anecdotes que me livrent les artistes. Ca rend la visite plus chaleureuse et décalée. La jeune génération d’artistes est quand même plus consciente des bienfaits de la médiation sur l’appropriation de leurs œuvres et sont très ouverts au dialogue.
Quand tu te retrouves face au public, pendant la médiation, comment parviens-tu à adapter ton discours ?
Quand je construis ma trame, je pense toute de suite à comment je vais me positionner dans l’espace, quelle transition je vais faire entre deux œuvres etc. Mais la première visite est généralement en freestyle total. Même si j’ai toutes les infos en tête, ça ne se passe jamais comme prévu et je finis par improviser… Et c’est en fonction de la première visite et des premiers retours et questions des visiteurs que je vais adapter mon parcours et ajuster mon discours.
Après, la médiation te demande une adaptation permanente. Un discours peut fonctionner sur un groupe et désintéresser totalement un autre. Pour cela, je prévois une trame de visite et j’invente des variations de thèmes en fonction des goûts des groupes que je connais et j’adapte aussi mon vocabulaire et mes références.
Aussi, j’aime bien me mettre en danger : si je vois que l’exposition ne me questionne plus, si je récite mon discours par cœur, je sais que je deviens chiante. Alors, je vais essayer de trouver un nouveau point d’accroche de l’exposition, un autre angle sur lequel je vais me documenter à nouveau en essayant aussi de le relier à l’actualité ou à de nouvelles lectures. Cela redevient intéressant pour moi et je retrouve un vrai enthousiasme pour en parler. Pour moi, la clé d’une bonne visite c’est de sentir que le guide prend vraiment du plaisir à partager et qu’il vous embarque par sa passion contagieuse !
On a beaucoup évoqué l’oralité de la médiation, mais il y a beaucoup d’autres formats. Quels sont les formats que tu privilégies ?
En tant que visiteuse, j’aime avoir de la documentation. Quand je rentre dans une exposition, je me rue directement sur le livret de salle à disposition, je le lis à voix haute comme une maîtresse d’école. Dans un musée, je ne recherche pas la transcendance, mais la connaissance. Je suis curieuse de découvrir, mais c’est plus de l’ordre de l’intellectuel que de l’émerveillement.
En tant que médiatrice, je fonctionne avec un iPad, où je montre en live les références que j’évoque. Les visiteurs ont souvent honte de dire qu’ils ne connaissent pas tel courant ou tel référence, donc je ne leur laisse pas le choix et leur montre directement. Par exemple, sur la dernière exposition de la Fondation d’entreprise Ricard, Nina Childress avait installé une ré-interprétation flashy du tableau Un enterrement à Ornans, de Courbet. J’expliquais sa variation contemporaine tout en montrant l’original sur mon iPad. De cette analyse croisée, je suis arrivée à une visite sous la forme du jeu des 7 erreurs… C’était un moment très apprécié par les visiteurs !
Je serais d’avis de créer des formats spécifiques pour chaque tranche d’âge et même par degré de connaissance mais c’est très complexe d’envisager cela. Si tu regardes les carnets ludiques pour enfants, ils sont souvent proposés pour la tranche d’âge 5-10 ans, mais on ne joue pas de la même façon à 5 ou 10 ans !
De la même façon, quand les audioguides ou les podcasts de visite sont des redites d’interviews classiques de commissaire, quel intérêt? Pourquoi ne pas créer de la fiction, mettre de la musique, créer une vraie immersion sonore ? Les musées ne sont peut-être pas assez inventifs mais c’est parce que les équipes sont débordées ou pas encouragées.
Alors, il reste l’oralité où tu peux te ré-inventer à chaque nouvelle visite
« Les formats de médiation dépendent essentiellement des moyens humains et financiers de la structure. Il faudrait inventer de nouveaux formats avec des discours différents et un ton spécifique pour chaque type de publics. »
Comment rendre pérenne la médiation créée dans le cadre d’une exposition ? Quelles traces peut-on laisser aux visiteurs ?
Je ne sais pas si on peut rendre un discours de médiation pérenne. Je dirais d’abord que c’est la présence du médiateur qui doit être importante, la clarté de son discours qui fera que cela s’imprimera dans la mémoire du visiteur. Après, les outils de visite peuvent se conserver comme les livrets de salle par exemple. Personnellement, j’en collectionne plein mais ce sont rarement de beaux objets éditoriaux. C’est peut-être le format qu’il faudrait ré-inventer en premier !
Tu peux aussi rendre la médiation durable en ligne. À la Fondation d’entreprise Ricard, j’ai petit à petit intégré la médiation à la communication. Tout le travail de recherche que je faisais pour mes visites, je l’adaptais en format court sur les réseaux sociaux donc consultable même après l’exposition. J’ai aussi mis en place des story de médiation où j’expliquais la scénographie d’une exposition, la vision du commissaire, etc. Je l’envisageais comme un petit teasing pour donner envie de découvrir la programmation.
De plus en plus d’institutions culturelles proposent du contenu de médiation en ligne, mais ce que je trouve dommage c’est que ça reste anonyme, et que c’est fait par l’équipe de communication. Pourquoi ne pas proposer la vision personnelle d’un médiateur, à visage découvert ?
Comment ton métier est-il valorisé et reconnu par le public ?
Les publics me semblent informés sur le fait qu’il y a des personnes à leur disposition pour répondre à leurs questions et leur donner des clés de compréhension. De plus en plus de publics demandent d’ailleurs spontanément des explications aux médiateurs et sont généralement ravis de leurs échanges.
Après, il y a des limites avec la médiation postée. Le médiateur est souvent dans l’attente de public et quand une personne entre dans une expo et voit le médiateur lire un livre ou dans ses pensées, cela ne donne pas très envie de le déranger. Le médiateur doit aussi rester pro-actif pour palier le frein de la timidité des publics mais c’est compliqué d’être dans l’interaction toute la journée.
Qu’en est-il du côté des institutions ?
Du côté des institutions, elles ont compris l’intérêt de la médiation, mais ça reste des métiers déconsidérés. Pourtant, les médiateurs sont des personnes essentielles, ce sont les baromètres de l’institution. C’est eux qui prennent le pouls du succès ou non d’une exposition parce qu’ils sont au plus proche des publics.
Malgré leur rôle crucial, beaucoup de médiateurs ne font pas partie intégrante des équipes de musées. Soit ils sont guides freelance soit ils sont employés à durée déterminée sur une exposition ou une saison. Ils sont les pigistes des entreprises culturelles avec les mêmes problèmes d’insécurité financière. Avec le Covid-19, beaucoup de médiateurs indépendants se sont d’ailleurs retrouvés dans une grande précarité.
« Si tu recrutes un médiateur passionné, à qui tu donnes le temps nécessaire pour se documenter, nourrir le propos de l’exposition et la place de s’exprimer, tu peux véritablement transformer la relation au public, et donc son intérêt pour le musée. »
En étant médiateur au sein d’une institution sur le long cours, tu peux tisser des liens avec les habitués, comparer les expositions entre elles, t’appuyer sur les retours des visiteurs, tirer des enseignements de telles rencontres ou formats et d’adapter pour les suivantes et petit à petit rentrer dans des perspective stratégiques de l’institution. Mais si tu n’es là que trois ou quatre mois, tu n’as pas ce recul.
Il faut donc professionnaliser la médiation, se rendre compte de la valeur des médiateurs, de leur rôle indispensable et aujourd’hui plus que jamais. Le musée est un vecteur de lien social et en ces temps de déconfinement, j’espère que les médiateurs seront sur le devant de la scène.
Pour conclure, quelle œuvre aimerais-tu recommander ?
Une œuvre dans laquelle j’ai eu la chance de m’immerger, c’est le Jardin des Tarots de Niki de Saint Phalle. C’est un jardin dans la campagne toscane peuplée de sculptures monumentales de l’artiste représentant des personnages de tarot. Une expérience magique à vivre au son des cigales !