Franck Monchal : l'anticonformisme
Qui es-tu Franck, quel est ton parcours ?
Je suis prof de Français et Histoire en lycée professionnel depuis vingt-cinq ans. Je travaille depuis plus de dix ans dans un lycée parisien qui regroupe des élèves issus des cités périphériques de l’Est parisien. Les filières proposées dans ce lycée changent de nom à chaque nouveau gouvernement, mais en résumé c’est un lycée qui prépare au tertiaire, à la logistique, au transport et à la gestion.
Comment intègres-tu des œuvres dans tes programmes, comment les choisis-tu ?
L’objectif pour moi est que les élèves arrivent à lire un bouquin en entier dans l’année. C’est un objectif très difficile à atteindre pour eux… Pour te donner une idée, moi qui fais du vélo dans la montagne, c’est comme si on me demandait de monter un col du Tour de France… Donc quelque chose qui semble impossible, et qu’on a encore jamais fait, une pratique en dehors de leur univers.
Aussi, une particularité du lycée pro c’est qu’on a pas de programme, pas de liste de livre imposée. J’ai donc le choix, et je choisis toujours des livres qui parlent de la vraie vie. Les élèves me demandent toujours « est ce que c’est vrai cette histoire ? ». Et je réponds toujours oui. Parce qu’un bon livre, c’est inspiré de la réalité.
Et au-delà des livres, est-ce que tu proposes d’autres œuvres ?
On fait beaucoup de sorties au cinéma, par exemple cette année The hate you give, un film autour du mouvement Black lives matter, qui met en scène une jeune fille noire aux États-Unis d’Amérique. On a vu aussi Papicha, qui raconte le combat d’une jeune fille dans l’Algérie pendant les années noires. Chaque année on découvre trois ou quatre films, et ça a toujours un grand succès. Du moment que c’est un film concret, qui parle avec des émotions et des personnages qui luttent pour ce qu’ils pensent juste, tout est possible.
« Le système scolaire les formate à être conformistes, ce qui ne sollicite pas l’intelligence. Moi, je leur demande de se mouiller »
Comment prépares-tu les élèves à ces sorties ? Et quelle analyse ensuite ?
J’essaye toujours de préparer la sortie en expliquant le contexte. Ce sont des élèves qui n’ont aucune référence historique, comme beaucoup de jeunes. Les années noires en Algérie, par exemple, ça évoque quelque chose pour les gens qui ont trente ou quarante ans, mais pas pour mes élèves. Mais c’est surtout après qu’on travaille beaucoup.
Je leur demande de se prononcer sur les personnages : « est-ce que tu aurais agi pareil » ? C’est difficile pour ces jeunes de se prononcer, parce que le système scolaire leur apprend l’inverse. Il ne faut pas dire ce qu’on pense, il ne faut pas parler à la première personne, il faut être conformiste, avoir une bonne note, dire ce que le prof attend… Le système scolaire les formate à être conformistes, ce qui ne sollicite pas l’intelligence. Moi, je leur demande de se mouiller.
Les élèves à l’issue d’une représentation de F(l)ammes © Franck Monchal
Tu sens qu’ils ont du mal à se prononcer, à donner un avis personnel ?
Oui, et pour plusieurs raisons. D’abord parce que l’École est le lieu où il faut obéir, se conformer. Mais aussi, ce sont des jeunes qui ne sont pas habitués à avoir des opinions. Les jeunes des beaux quartiers, eux, sont habitués à se prononcer, à voter… Mes élèves, non. Et il y a le problème de la formulation : la barrière de la langue est importante à l’oral, et encore plus à l’écrit. Tous ces problèmes s’additionnent…
Alors comment fais-tu pour les amener à affirmer leur opinion ?
C’est avant tout un travail de confiance et d’attitude. Autant je fous à la porte des élèves qui sont en retard, il peut y avoir des conflits - et cash, les élèves ne sont pas rancuniers - autant je sollicite tout le temps leur opinion. Quand quelqu’un parle, je fais la police pour que les autres l’écoutent jusqu’au bout. Je leur montre, à chaque instant, que leur opinion personnelle est à mes yeux ce qui est le plus important, que moi ça m’intéresse. Autant je peux tourner en dérision un retardataire avec une excuse bidon, autant je pense qu’ils sentent que je ne juge aucun d’eux quand ils donnent leurs opinions, même si je ne prive pas de leur dire quand je m’y oppose.
Parallèlement aux sorties, tu reçois souvent des personnalités, culturelles ou scientifiques au sein du lycée. Quel message fais-tu passer quand tu fais venir des professionnels à eux, plutôt que de faire sortir les élèves ?
Quand tu invites les gens, tu es plus acteur que quand tu te déplaces pour les voir, tu organises. On a fait venir des rescapées du génocide des Juifs, des chercheurs du CNRS, une photographe, un journaliste, une conférencière en Sciences et vie de la nature…
Faire venir des personnes extérieures c’est un honneur. Quand on se déplace pour toi, c’est que tu vaux quelque chose. Des intellectuels viennent te voir, tu vaux le coup ! Les élèves sont forcément touchés.
Et il faut dire que voir des intellectuels débarquer dans un lycée professionnel, c’est comme si un cosmonaute arrivait au milieu de l’Amazonie. Ils ne voient jamais ces gens-là. Il n’y a jamais une chercheuse du CNRS qui se pointe dans leur cité pour faire une conférence ! Et eux n’iraient jamais à une conférence au CNRS. Mais ils le méritent, ils sont capable d’écouter, de comprendre…
« Voir des intellectuels débarquer dans un lycée professionnel, c’est comme si un cosmonaute arrivait au milieu de l’Amazonie »
Comment choisis-tu ces intervenants ?
Ce sont des gens dont j’ai vu le travail, par exemple à la Maison des Métallos quand il y avait encore une programmation de qualité et populaire. Ensuite, on choisit un intervenant parce qu’il sait parler à des jeunes. Il faut qu’il intègre leur niveau de vocabulaire, leur vécu, leurs préoccupations…
Il faut que ça soit le contraire d’un poseur de salon. Il faut qu’il ne soit pas tourné vers son nombril d’artiste ou d’intellectuel mais vers l’âme des lycéens. Il faut que ça soit une personne enthousiaste, directe, simple, modeste, qui veut tout donner en deux heures. Une personne qui est certaine que les jeunes quartiers populaires sont aptes à comprendre et à juger si on leur en donne les moyens et que c’est sa mission. Et enfin, il faut que ça soit une personne entière, intègre, car les jeunes ne jugent pas seulement le discours mais aussi la personne elle-même, et ils détectent les tartuffes aussi bien chez les profs que chez les intervenants !
Pour moi, l’un des meilleurs exemples c’était Éliane de la Tour, une chercheuse du CNRS, photographe et ethnologue, qui est venue au lycée parler de son projet avec les prostituées à Abidjan. C’est une vraie intellectuelle, et pourtant elle était complètement en phase avec les élèves. Au Musée des arts et métiers aussi, il y a un guide qui est bon. Pourquoi ? parce qu’il est toujours en train de questionner les élèves. Il donne la parole, ne fait pas son topo dans le vide. Il faut du bol pour tomber sur des gens comme ça. Une fois que tu connais ces gens, tu veux continuer à bosser avec eux.
En général, quand je dis en amont que nos élèves n’ont pas la culture nécessaire, ou pas de vocabulaire, les gens croient que je les prends pour des cons. Mais pas du tout ! Je m’intéresse à eux et je les connais. C’est que le monde de la culture est fait pour les bourgeois, les classes moyennes, j’en suis issu, je le sais. Parfois en cours de visite je dois reprendre les intervenants : « il faut arrêter de faire des référence à l’Antiquité »… C’est un vrai problème pour nous. On est mal compris…
As-tu en tête un exemple de situation où un élève t’aurait dit « j’ai pas compris, c’est pas pour moi » ?
Ils ne disent jamais que ce n’est pas pour eux. Ça voudrait dire qu’ils mettraient en avant un manque dans leur origine sociale, ce serait trop difficile. En revanche, ils disent « je me suis ennuyé, c’était nul ». Ça m’est arrivé, une fois, pour une pièce. Parce qu’elle manquait de concret. Pour moi, la culture passe avec une histoire humaine.
Les élèves avec Esther Senot, survivante des camps d’extermination nazis.
Au moment de la rencontre, comment rendre acteurs les élèves ? Tu leur donnes un rôle ?
Prendre des notes serait trop difficile, ça veut dire avoir la maîtrise de la langue, écrire vite, résumer l’idée… Mais on donne un rôle : présenter l’intervenant, préparer une intervention, ils accueillent les invités à l’entrée du lycée… Une fois on a accueilli une femme très âgée, témoin du génocide des Juifs. Des élèves sont allés la chercher chez elle. Cela a immédiatement créé un lien entre elle et les jeunes. Pour la rencontre avec Éliane de la Tour, on était allés la rencontrer en amont avec deux élèves exceptionnelles.
Après la rencontre, tu organises souvent des interviews vidéo. D’où viennent ces compétences ou le matériel ? Et qu’est-ce que ça apporte en plus ?
On a aucune formation, celles de l’Éducation nationale sont rares, et rarement bonnes. Je me suis auto-formé au montage et à la vidéo, mais c’est pas pro. Le son, c’est un casse-tête !
Faire une vidéo demande beaucoup de rigueur pour les élèves. Parfois l’image bouge dans tous les sens, les élèves bafouillent… Pour deux minutes d’interview, il faut une demie-heure de préparation. Mais la vidéo a été le moyen de rendre les élèves acteurs. Par exemple, toutes les fois où on a été voir F(l)ammes de Amhed Madani, on a pu faire des interviews dans la salle ou à la sortie du théâtre. Parfois les élèves peuvent même monter leur vidéo eux-mêmes au lycée. La vidéo a donné le pouvoir de la parole : quand un élève est filmé, c’est lui, il n’y a pas de distance. Ils ont l’envie de bien faire.
Un exemple de vidéo tournée par de élèves elles-mêmes, suite à la découverte du film Free state of Jones (2017). “Un super succès auprès des élèves, plus de 120 emenés en 3 fois avec un succès à 100% pour un film historique de plus de 2h sur la guerre de sécession et les années d’après. »
Est-ce que tu as toujours eu ce rapport à la culture avec tes élèves ?
Dans les quartiers populaires, il y a l’idée que toute une partie de la culture ne leur est pas destinée. Et il y a l’idée aussi que chacun a « sa » propre culture. Mais pour moi ça ne va pas non plus… La culture est universelle, traverse les frontières. On écrit avec des lettres latines, on écrit avec des chiffres arabes…
Mais cette idée d’universalité de la culture, qui va contre le repli ethnique, va de pair avec le « ma culture », dans le sens où il faut que les élèves s’approprient cette culture. « Ma culture » ne signifie pas qu’elle est en opposition, ou qu’elle est intransmissible ou privée, surtout pas ! Toute culture doit selon moi être soumise à la discussion.
C’est “ma” culture parce que c’est devenu une partie de moi-même, même si ça ne vient ni de mon pays ni de ma classe sociale. Ces jeunes d’origine africaine, vivant dans des cités, on leur a faire dire devant caméra des poèmes de Victor Hugo ou de Jacques Prévert et je t’assure que c’était c’était leur vie qu’ils racontaient. Hugo a dénoncé l’injustice sociale, la morgue des riches et la misère des pauvres. Prévert pareil en plus explosif encore. Prévert a aussi revendiqué la liberté totale pour les femmes. Quand une fille ivoirienne de 17 ans dit « la chanson du geôlier », je t’assure que c’est du vécu pour elle. C’est devenu sa culture, ça fait partie d’elle maintenant. Et avec l’accent d’Abidjan en plus c’est génial !
« Il faut qu’ils produisent, pas qu’ils répondent à des textes à trous."
Tu as toujours voulu monter des projets avec eux ?
L’Éducation nationale ça te formate… je voudrais pas dire de gros mots, mais vraiment pas dans le bon sens… Par exemple la littérature : j’ai découvert ça tard, comme beaucoup de gars parce que c’est une pratique très genrée. Moi je dis aux élèves, un livre, tu as le droit de ne pas aimer, de l’arrêter. Assez rapidement, je me suis dit que l’élève devait être acteur, qu’il fasse quelque chose. Pas qu’il réponde à des questions non, qu’il produise sa propre opinion sur le livre qui lui a plu, pas le livre imposé en classe. Un des premiers trucs que j’ai fait en arrivant en lycée professionnel, c’est d’organiser un salon du livre des élèves, dans le lycée. Ils étaient dans le préau, et chacun présentait un livre à l’oral. On leur a aussi fait écrire une nouvelle autobiographique, une vingtaine de pages sur deux mois. Ensuite on les a imprimés, avec une page de garde et leur photo. C’est là que je me suis dit : il faut qu’ils produisent, pas qu’ils répondent à des textes à trous.
Est-ce que ton rapport aux élèves change avec cette manière de faire ?
Bien sûr. Une fois que tu travailles comme ça, tu as un autre rapport à l’élève. Il voit qu’il est content de ce qu’il produit. Ensuite, tu peux les mettre dehors, tu peux les punir - moi j’essaye de pas punir - mais comme de l’autre côté tu les aides à faire un truc à eux, ça modifie complètement le rapport ! Et quand c’est un projet collectif, comme le journal qu’on fait, c’est encore mieux : on a un truc qui nous unit. Bien sûr, il faut encore des notes… mais tu n’as plus cette idée de carotte. Tu écris parce que ça te fait du bien, pas pour le prof. Et ça change tout.
As-tu une remarque ou un conseil pour d’autres profs ?
Juste souligner que tout ça, ce n’est jamais un projet individuel. Dans mon bahut, j’ai au moins deux potes très proches avec qui je monte les projets. Il faut vraiment rencontrer des personnes qui t’aident, parce que le groupe c’est une dynamique et une force.
« Tous les projets, tous les à-côtés doivent tendre vers un projet professionnel. Mais même un soudeur, ou tout autre élève pro, peut s’intéresser à Shakespeare ! »
Au niveau administration ou direction des lycées où tu as enseigné, tu t’es senti accompagné ?
Pas du tout ! Dans le meilleur des cas, on est encouragés, on gagne de la souplesse… Parce que tout projet culturel nécessite beaucoup de souplesse : il faut casser les emplois du temps, supprimer des cours… Et ce n’est pas dans la mentalité de l’enseignement secondaire.
Le monde de la culture est tellement éloigné des élèves des lycées professionnels… L’idée qu’on leur rabâche, c’est qu’ils sont bons qu’à décharger des cartons. Tous les projets, tous les à-côtés doivent tendre vers un projet professionnel. Mais même un soudeur, ou tout autre élève pro, peut s’intéresser à Shakespeare en réalité ! Même si ça ne parle pas de transport ou de secrétariat !
Il est urgent de décloisonner les prétendus attentes des élèves en lycée pro. Quand j’ai organisé avec une amie à moi - prof de SVT - une conférence sur le clitoris, 80% des élèves ne savaient même pas ce que voulait dire le mot. Alors je te parle pas de dessiner l’organe ou savoir où il se trouve ! Et le proviseur lui n’a jamais pu écrire ou dire le mot… Le génocide des Juifs ça oui, on peut l’écrire, mais pas le clitoris.
Pourtant, les élèves étaient hyper intéressés ! Ils ont noirci des centaines de lignes après pour tout raconter, c’était super. L’intervenante, une fille extraordinaire de pédagogie et d’enthousiasme, leur a dit : je tiens à vous remercier car je n’ai jamais eu une attention pareille pendant une heure et demie ! Le clitoris, est-ce ça a un rapport avec le transport et la gestion ? Mais n’importe quel jeune de n’importe quelle filière de n’importe quelle origine, je t’assure que ça la scotche sur son siège pendant une heure et demie et qu’il n’est pas prêt de l’oublier. Pour lui la culture, c’est du concret et c’est drôlement passionnant !
Pour finir, quelles œuvres souhaites-tu recommander ?
Dans ce qui m’a marqué récemment, il y a un film, Blindspotting, un film sur un Noir et Blanc, livreurs aux États-Unis, dans la banlieue de San Francisco. Ce ne sont pas des héros, mais ils se débattent dans cette société violente pour trouver un chemin, pour être meilleurs. En ce moment, je picore un bouquin, Ces Français qui révolutionnent la médecine. « Ces Français »… bon passons sur le titre… Ça raconte l’histoire de chirurgiens ou médecins qui se sont heurtés au conservatisme, aux conneries… Des gens qui se battent pour faire un truc nouveau. C’est passionnant ! Un bon moyen de populariser la science. Et il y a aussi un bouquin de Vassili Grossman, un écrivain soviétique, Vie et Destin. Il a vécu toutes les atrocités de la Seconde Guerre Mondiale, les purges staliniennes… et il est resté humaniste. Il a dit « j’ai trempé ma foi dans l’enfer ».
pour aller plus loin :
Franck récapitule ses nombreuses actions et projet sur son blog. Il publie également les chroniques des élèves dans une revue interne au lycée dans lequel il enseigne, appelée Les idéaux de Nadaud, et dont les archives sont accessibles ici