Julien Bleitrach : laisser une trace 

Julien Bleitrach est comédien et metteur en scène. Il ne conçoit pas ses spectacles sans imaginer une action culturelle en parallèle. En 2019, il mène un atelier théâtre avec une classe de primo-arrivants, allophones et jamais scolarisés. Comment créer une cohésion quand on ne parle pas la même langue ? Et surtout quelle trace laisse-t-on chez ces jeunes au parcours chaotique ?

Julien, quel est ton parcours ? Quelle est la part de l’action culturelle dans tes expériences ?

Je suis sorti en 2006 de l’école du théâtre national de Chaillot. On a monté à la sortie de l’école la compagnie Gérard Gérard, un collectif d’artistes plutôt dédié au théâtre. Parallèlement, et dès 2006, j’ai eu la chance par l’intermédiaire d’un metteur en scène avec qui je travaillais déjà, d’intégrer une compagnie qui donnait des cours de théâtre hebdomadaires pour des classes de primaire, dans la ville de Clichy-la-Garenne.

Ça m’a tout de suite passionné, car la raison première pour laquelle je fais du théâtre c’est échanger. Partager avec le public est pour moi tout aussi important que ce qui va se passer sur scène. Dans la même optique, mener une action en amont ou en aval d’un spectacle est pour moi essentiel. C’est un vrai plaisir, d’expliquer, de réfléchir, d’approfondir un spectacle ou un thème qu’on amène à un public - qu’il n’ait ou pas vu la pièce.

Avec le temps, je suis convaincu qu’on peut toujours faire des actions culturelles, quel que soit le spectacle qu’on amène. J’ai créé ma propre structure en 2015, la Compagnie L’Autre Monde, pour avoir plus de liberté. Et avec L’Autre Monde, c’est une question qui revient dès le début de chaque création : qu’est ce que je vais pouvoir monter comme projet pédagogique en parallèle de notre spectacle ?

Tu as mené en 2019 un atelier avec un groupe d’UPE2A - NSA, c’est à dire des élèves primo-arrivants, allophones, et jamais scolarisés auparavant. Tu peux nous en dire plus ?

C’était un beau projet grâce à l’énergie que portaient les jeunes. C’est une expérience qui m’a remué, parce qu’elle m’a confronté à de nouveaux rapports. L’enseignante était plus qu’une prof, un peu une sœur pour eux. Certains élèves étaient passés par des endroits compliqués, avaient eu des expériences de vie parfois cachées, qu’elle seule pouvait connaître. Ils avaient plus que toute autre classe un enjeu dans leur scolarité : celui de trouver un emploi avant leur majorité pour ne pas être renvoyés dans leur pays. Il y avait aussi l’enjeu d’apprendre le Français, pour certains ils étaient honteux de ne pas parler la langue du pays dans lequel ils évoluaient. Et c’étaient des jeunes sans famille ici. J’ai été surpris par l’énergie positive et l’envie qu’ils manifestaient à chaque atelier.

Est-ce que tu avais des appréhensions avant de rencontrer ce nouveau public ?

J’avais d’abord l’appréhension de mener un atelier avec des élèves quasiment adultes : comment vont-ils se laisser aller dans un cadre scolaire ? Aussi, ils étaient tous d’origine africaine, ou du Moyen-Orient, et je me demandais comment ils allaient recevoir le fait que moi, Français, Parisien, au parcours très différent, je vais leur donner un cours de théâtre ? Sachant qu’ils ne l’ont sûrement pas choisi…

Mais cette appréhension s’est vite levée. D’abord parce qu’ils restent des jeunes, qui ont été confrontés de manière trop précoce à une réalité difficile, et qui ont besoin de sortir du quotidien. Pour eux participer à un atelier autour du jeu, du plaisir et de l’invention était tout d’un coup une bulle d’air dans leur journée.

« Comment vont-ils recevoir le fait que moi, avec un parcours très différent, je leur donne un cours de théâtre ? »

L’enseignante t’avait-elle guidé en amont, donné des conseils ?

Elle m’a laissé très libre. Nous n’avions évoqué que la problématique du Français, et la nécessité de travailler sur l’oralité. Je m’étais fixé comme objectif de partir de l’oral pour monter un travail de création avec eux, qu’on pourrait ensuite retranscrire. Il s’agissait d’abord de s’amuser avec des mots avant de s’amuser avec des phrases.

Quelle a été la réception des élèves ?

Très positive, même si comme toujours deux ou trois élèves se laissaient un peu aller. Mais c’est la force des groupes, qui traversent ensemble quelque chose de difficile, d’évoluer comme une famille. Ils s’appuyaient les uns sur les autres, et se faisaient confiance. Le pendant de cet enthousiasme, c’est que ça n’a pas été facile de le transformer. Ils étaient tellement investis dans le jeu, qu’au fur et à mesure des séances, s’ils ne s’étaient pas autant amusés qu’à l’atelier précédent, ils traînaient des pieds…

L’autre force de ce groupe, où tous les élèves ne parlent pas la même langue, est qu’ils avaient développé un rapport à l’autre qui repose sur le non verbal : le contact visuel, physique… C’était une grande force de pouvoir interagir ensemble autrement que par les mots.

Quelles ont été pour toi les principales difficultés ?

J’ai senti qu’il y avait des incompréhensions d’un cours à l’autre. Les élèves étaient tellement dans le temps présent, que comprendre le projet dans sa globalité était compliqué pour eux. J’ai aussi eu du mal à les recentrer, les concentrer, sur certains moments de la séance. Puisque plusieurs cultures se rencontraient, que chacun a ses propres besoins, c’était compliqué pour moi de leur imposer mon rythme.

Qu’en était-il de la restitution, toujours un moment stressant pour les intervenants comme pour les élèves, avec ce groupe en particulier ?

De manière générale, je préfère une restitution devant une classe plutôt que devant les parents. Pour ce groupe en particulier, il me semblait particulièrement important qu’ils préparent une restitution pour qu’ils comprennent qu’ils peuvent prendre la parole - en Français - devant un public, qu’ils peuvent intéresser des spectateurs. Il était essentiel qu’ils se confrontent au regard de l’autre. Certains avaient peur… même plus que peur, ils avaient honte de parler devant les autres, avec leur niveau actuel de Français.

« Il était essentiel qu’ils prennent la parole en Français, devant un public, qu’ils se confrontent au regard de l’autre… »

Contrairement à d’autres groupes scolaires, ils étaient tellement expansifs en atelier que la restitution finale a semblé un peu en dessous des autres séances. Mais l’ambiance, la classe conviée et les profs présents, étaient bienveillants. En tant qu’intervenant, il y a le risque d’être déçu par la restitution. Mais les élèves ont un autre ressenti, et c’est important de les faire traverser cette épreuve, et qu’ils puissent échanger avec le public.

atelier Bleitrach © Marie-Claire Moreau

Qu’est ce que tu changerais si tu devais animer un nouvel atelier avec des jeunes allophones ?

J’aimerais m’appuyer sur des supports visuels, qui seraient le fil rouge de l’expérience. Avec eux, on avait un peu travaillé la sémantique : noter un mot au tableau, l’expliquer, le mimer… Mais il faudrait un support qui ne s’efface pas d’une séance à l’autre.

J’envisagerai une sorte de cahier de bord, visuel, support de discussion et qui permettrait aussi, à la fin du parcours, de leur faire un cadeau. L’atelier, une fois la restitution passée a laissé une trace en eux, mais ça aurait été bénéfique également d’offrir une trace physique, pour plus tard. À la fin de cet atelier, le jour de la restitution, on a fait des selfies avec eux, ça semblait important pour eux d’avoir une photo. On aurait pu intégrer ça plus tôt dans le parcours.

« Ce qui est beau dans le théâtre, c’est l’instant présent… mais qu’est ce qu’il en reste après la restitution ? »

Est-ce que c’est quelque chose que tu as déjà expérimenté ?

Oui. Ce que je trouve beau dans le théâtre, c’est l’instant présent, mais du coup se pose la question de ce qu’il en reste. Je sais que chacun traverse le parcours différemment, mais personnellement j’ai besoin de garder des traces concrètes, des souvenirs.

Dernièrement, dans un lycée, j’ai demandé qu’à chaque atelier il y ait des reporters volontaires, photo et écrit qui notent le déroulé. Ce pouvait être un texte, un mot… Ça a donné un nouveau support, très chouette. Ils ont affiché ces photos dans leur salle de classe. Le jour de la restitution, j’ai hésité à les filmer. Finalement je ne l’ai pas fait. Et j’ai fait le deuil beaucoup plus facilement de ce souvenir, parce qu’on avait des traces écrites et visuelles des ateliers au jour le jour.

Est-ce que tu as une œuvre que tu aimerais partager ?

Oui, c’est une musique de Vincent Delerm, Vie Varda, en l’honneur d’Agnès Varda. À chaque fois que je l’écoute, elle me rend heureux. Elle m’a donné envie d’en savoir plus sur Varda, elle transmet une joie de vivre, et en même temps le choix de ne pas fermer la porte aux émotions. Cette chanson invite à vivre chacune de ses émotions que la vie nous offre.

visuel de couverture : © Alejandro Guerrero